La reliure monastique

Sommaire

1. La reliure monastique

Tristan et IseutFig.1 : Reliure de type monastique - Histoire de Tristan et Iseut - Traduction de J. Bédier.

A l'origine, les livres étaient presque exclusivement fabriqués dans les monastères ; c'est là que pendant des siècles, se trouvaient réunis les savants, les érudits et certains artisans. Les manuscrits y étaient recopiés sur du parchemin (1) par un scribe copiste, quelquefois ils recevaient des peintures de l'enlumineur et passaient ensuite dans les mains du Ligator ou relieur, qui réunissait les feuilles et les reliait. La reliure de cette époque était primitive, et lorsqu'elle était soignée, elle servait surtout de support à de riches décorations effectuées par des bijoutiers, des émailleurs ou des orfèvres.

Jusqu'au XIIIème siècle, le livre était rare. Les XIIIème, XIVème et XVème siècles formèrent de véritables artistes, des orfèvres, des verriers, des sculpteurs, des dessinateurs et des architectes de grand mérite. Les plus beaux chefs-d'oeuvre du Moyen-Age et de la Renaissance attestent du génie humain et du développement des techniques et des arts. A cette époque, les premières universités ouvrirent leurs portes et très rapidement les étudiants commencèrent eux-aussi à recopier les livres jusqu'à ce que cela devînt un système très organisé : la pécia (2). Avec l'augmentation de la production de livres, la reliure devint une opération confiée à des artisans en ville : les relieurs ; ce fut le début d'une nouvelle profession. Les techniques de reliure se modernisèrent, car les relieurs travaillèrent à faire évoluer et standardiser ce qui se pratiquait depuis fort longtemps dans les monastères. En 1466, Gutenberg révolutionna l'imprimerie, un art vulgarisateur par excellence, qui permit de produire plus de livres.

Les reliures de cette époque, bien qu'elles soient en grande partie civiles, prennent la dénomination de reliures monastiques. Cette appellation désigne toutes les reliures datant des XIVème, XVème et XVIème siècles, cousues sur nerfs, estampées à froid, et souvent protégées par des ferrures.

2. L'environnement du relieur

Plusieurs principes guidaient les gestes du relieur du XVème siècle. Observons le contexte dans lequel il travaillait.

Les matériaux utilisés à la fabrication de livres étaient coûteux et relativement rares, aussi très souvent les relieurs réutilisaient, recyclaient et économisaient les matériaux. Certaines reliures furent réalisées en réutilisant les ais, les cuirs, les parchemins de livres plus anciens (3). L'inventaire des peaux utilisées par les relieurs montre que les animaux de la ferme étaient la principale source d'approvisionnement.

Il n'existait pas d'école d'artisan, ni de traité de reliure. Le relieur apprenait en observant les reliures monastiques qui lui étaient confiées pour réparation. Le plus souvent, le métier était transmis de maître en apprenti ou de père en fils.

Les savoir-faire, les techniques et l'outillage des autres métiers étaient la source de progrès pour les relieurs les plus curieux ; ainsi l'estampage à froid provient de l'imprimerie xylographique (4), les grandes presses à vis de la viticulture, etc.

3. Les cahiers de garde

Les cahiers de garde d'une reliure sont le premier et le dernier cahier du livre, ils participent à la solidité du livre en consolidant la charnière, c'est à dire là où les nerfs font subir le plus de contraintes aux cahiers composant le volume.

A l'époque, tout comme les cahiers de textes, les cahiers de garde étaient en parchemin, et cela continua tant que les ouvrages furent manuscrits. Lorsque le papier devint moins coûteux que le parchemin, les cahiers de garde furent réalisés en papier épais renforcés par une bande de parchemin, ce qui compensait la fragilité du papier.

Les cahiers de garde étaient cousus avec les cahiers de texte du volume et collés sur la couverture du livre.

4. La couture

couture Fig.2 : La couture en chevron, les points forment des Vés.

Les nerfs (5) employés pour coudre les livres étaient en lanière de cuir ou en parchemin roulé, puis vers le milieu du XVème siècle en grosse et forte ficelle de chanvre ou de lin. Les nerfs en peau étaient le plus souvent fendus en deux et les ficelles étaient doublées. Ils passaient d'abord au-dessus du ais (6) puis venaient en-dessous se noyer dans l'épaisseur du bois, ils ressortaient à l'extérieur du ais en le traversant, où ils étaient bloqués par une cheville de bois, enfin la cheville et le nerf étaient coupés au ras du ais. La position et le nombre de nerfs ne suivaient pas de règle particulière : l'harmonie et le bon sens guidaient le relieur.

Les cahiers étaient cousus avec du fil de lin. La couture en chevron était la plus utilisée, elle fut inventée en mélangeant l'ancienne couture copte et la couture simple sur nerfs. Elle était très solide, mais aussi très longue à réaliser ; aussi, lorsque les dos des livres furent plus solides, la couture simple sur nerfs devint la norme.

5. Le dos

Au début du Moyen-Age, le dos était plat et il n'était pas encollé. Seule, la couture assurait la cohérence de l'ouvrage. Cette technique rendait le livre fragile et lorsqu'il était très utilisé, le dos se creusait et très souvent la couture cédait. Pour pallier à cet inconvénient, les relieurs prirent l'habitude d'arrondir le dos et ils le renforcèrent avec des clais en parchemin collées transversalement sur le dos et sur les ais. Le dos était ainsi renforcé, et la colle pénétrait légèrement entre les cahiers qui se trouvaient solidarisés.

Les anciens ne faisaient pas de mors, c'est une invention assez récente. Mais comme la couture fait monter le dos (7), les relieurs biseautèrent le côté du ais destiné à recevoir les nerfs.

6. La tranchefile

tranchefile Fig.3 : Tranchefile recouverte d'une broderie en chevron.

Initialement, la tranchefile avait plusieurs utilités : tenir la peau des coiffes à la hauteur des plats, maintenir entre eux le bord des cahiers et renforcer leur solidité. Dans son principe, la tranchefile était une sorte de nerf placée en tête et en queue du dos. Elle était composée d'un bâti en grosse ficelle fixé de la même manière que les nerfs sur les ais. Ce bâti était recouvert d'une lanière de cuir tressée ou de fil de lin naturel ou teinté, ce qui formait une sorte de broderie du plus bel effet, d'où elles tirent leur nom tranchefile brodée. La tranchefile brodée couvrait la coiffe, puis l'évolution des pratiques fit que progressivement ce fut la coiffe qui couvrit la tranchefile.

7. Les ais

ais Fig.4 : Chevillage et collage des nerfs.

Avant l'invention de l'imprimerie et l'usage important qu'elle fera du papier, les ais des livres étaient en bois. Au début du XVIème siècle, la production du papier en quantité suffisante permit de remplacer le bois par le carton (8). Bien que le papier était onéreux, le carton remplaça le bois pour deux raisons principales : la première est que le bois est plus sensible aux insectes xylophages qui souvent tracent des galeries au travers du volume, la seconde est que le bois est lourd et rend le volume moins facile à manipuler. Les ais de carton étaient composés d'une vingtaine de feuilles de papier collées les unes contre les autres, ensuite elles étaient pressées pour les aplatir et les égaliser.

Naturellement, il existait des reliures souples, elles furent le fruit de l'évolution des reliures coptes et méditerranéennes. Les plats ou cartons étaient composés de quelques feuilles de papier souvent couvertes de parchemin. Ce fut des reliures employées pour protéger les ouvrages courants ou administratifs.

8. La couvrure

Le plus souvent la couvrure (9) des livres était faite en peau tannée. Elle couvrait partiellement ou complètement les ais. Elle pouvait être teinte. Le parchemin était aussi très utilisé comme couvrure, car il présente l'avantage d'être très résistant.

Au XVème siècle, les relieurs anglais réalisèrent de très beaux livres couverts en tissu brodé, mêlant la soie et les fils métalliques d'or et d'argent. Parfois, les livres étaient couverts de tissus de velours ou de brocard.

9. La décoration

Les artistes qui avaient dessiné et gravé les splendides encadrements et miniatures des livres d'heures imprimés furent les pionniers de l'ornementation des reliures. En effet, ces artisans dessinaient et sculptaient des matrices en bois destinées à l'imprimerie, les relieurs s'en servirent pour l'estampage des reliures. On obtenait l'empreinte à l'aide d'une forte pression prolongée de la matrice sur une peau fortement détrempée. C'est de cette opération que provient l'expression de dorure à froid (10).

Ces blocs et motifs gravés sur bois ne restèrent pas longtemps en usage, car cette méthode était longue et souvent défectueuse ; les relieurs remplacèrent le bois par des fers en bronze. Les fers pouvaient être chauffés légèrement afin d'obtenir des marques plus régulières et plus profondes.

Généralement, au centre de ces décorations figurait un sujet représentant une scène des écritures saintes ou un épisode de la vie d'un saint, par exemple celui sous la protection duquel se plaçait ordinairement le relieur ou le propriétaire du livre, car la foi religieuse était alors très grande. Plus tard, les milieux des couvertures furent occupés par des portraits ou des blasons. Souvent, pour mieux orner les formats de grande dimension, ces sortes de miniatures étaient utilisées par deux et par quatre, soit en même motif, soit en composition.

Les encadrements sertis de filets étaient aussi quelquefois composés de petites miniatures religieuses et emblématiques, qui ressemblaient à de véritables marges imprimées prises dans les livres d'heures. Les encadrements étaient parfois accompagnés d'ornements courants, mêlés de devises, de fleurs de lys, de rinceaux, d'animaux chimériques et de motifs les plus divers.

Les plus intéressantes reliures estampées à froid des XVème et XVIème siècles, et les mieux faites, furent exécutées dans le nord de la France et surtout dans les Flandres. L'Allemagne et la Suisse en produisaient de grandes quantités, mais elles n'avaient ni dans leur composition ni dans leur abrication, la valeur des autres.

10. Les accessoires

cabochon Fig.5 : Un cabochon embouti avant d'être clouté.

Lorsque les bibliothèques ouvrirent au public, les livres furent présentés munis d'une chaîne qui les retenait à l'endroit où ils étaient rangés ; c'est ce que l'on appelle les livres enchaînés (11). Posés à plat ou debout les uns à côté des autres, ces livres étaient attachés dans des casiers, dont la tablette inférieure tenait lieu de pupitre pour y poser l'ouvrage qu'on souhaitait feuilleter. La chaîne était fixée en haut du ais du dos du volume.

Pour tenir le livre fermé, on y ajoutait des lanières rivetées sur des ferrures en acier, en bronze ou en laiton : le fermoir. Lorsqu'un ouvrage était susceptible d'être souvent consulté, on y ajoutait d'énormes cabochons en métal, qui l'isolaient et le préservaient de la tablette ou du lutrin.

Pour rendre le livre plus léger et moins massif, les ais en bois étaient amincis et biseautés, sauf dans les coins afin d'éviter que les ais ne se fendent trop facilement. Enfin, pour renforcer les coins des ais, le relieur ajoutait des ferrures de coins en fer, bronze ou laiton (12).

Eric Boulet - 07 novembre 2010

 


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Les sources d'information de cet article

  • Conférences sur la reliure et la dorure des livres de 1896 - Léon Gruel
  • The archeology of medieval bookbinding - J.A. Szirmai - Edition Ashgate - 1999
  • Les tranchefiles brodées - Etude historique et technique - Bibliothèque nationale - 1989
  • Photos Eric Boulet - 2010 ©

Notes

  • (1) - Le parchemin était réalisé en peau de chèvre, de mouton, de veau ou de porc. La peau est trempée dans un bain de chaux, puis raclée pour enlever les restes de chaire et de poils. Enfin elle est amincie et blanchie avec une pierre ponce. Retour vers le texte ↵
  • (2) - La pécia est un système de recopie des livres. A la mise en place de la pécia, des étudiants copiaient un livre entier ; puis devant l'augmentation de la demande de livres, des copistes (souvent aussi étudiants) recopiaient plusieurs fois la même page. Le système n'est pas sans poser des problèmes de qualité : perte de texte, enrichissement non-contrôlé et interprétation douteuse tendent à modifier ou erroner le contenu des ouvrages. Retour vers le texte ↵
  • (3) - Aujourd'hui, le recyclage fait la joie des archéologues, les parchemins réutilisés dans les pages de garde permettent de découvrir des parties d'ouvrages aujourd'hui inconnus. Retour vers le texte ↵
  • (4) - L'imprimerie xylographique à cette époque était un procédé pour imprimer des figures et principalement les cartes à jouer. Le motif à imprimer était gravé en relief sur une planche de bois. Puis la planche de bois était encrée pour imprimer le papier à l'aide d'une petite presse. Retour vers le texte ↵
  • (5) - Le nerf est une composante de la structure du livre. Il assure la liaison entre les cahiers du volume et contrôle leur alignement. De plus, les nerfs servent à la fixation des couvertures, pour lesquelles ils assument le rôle de charnière. Retour vers le texte ↵
  • (6) - Un ais est une planche de bois. En reliure, on utilise plusieurs ais : le ais de la couverture (aujourd'hui on utilise du carton et l'on parle des cartons pour désigner les ais des couvertures ...) et les ais de travail qui protègent les ouvrages de tout marquage lorsqu'on les placent dans une presse. Retour vers le texte ↵
  • (7) - Faire monter le dos : lorsque l'on coud les cahiers du livre entre-eux, le fil de couture passe au milieu du cahier, ce qui crée une sur-épaisseur. Ainsi, lorsque le livre est cousu, le dos est plus épais au niveau de la couture d'un quart jusqu'à un tiers de l'épaisseur de tous les cahiers. La montée du dos varie selon plusieurs critères : l'épaisseur du fil de couture et le type du papier. Par exemple, un livre en papier glacé ou en parchemin monte plus qu'un livre en papier journal ou en papier bouffant. Retour vers le texte ↵
  • (8) - Même si elle n'est pas égale à celle du bois, la rigidité du carton est malgré tout assez forte pour servir à faire une bonne reliure. Retour vers le texte ↵
  • (9) - La couvrure est ce qui recouvre le ais de la couverture. Les relieurs aiment bien tout ce qui est en "ure" : cousure, plaçure, couvrure, rognure, reliure, dorure, etc. Retour vers le texte ↵
  • (10) - La dorure à froid désigne aujourd'hui toutes les décorations obtenues avec des fers à chaud et sans or ! La dorure "tout court" est la dorure effectuée avec des fers chauds et de l'or. Enfin, l'estampage est le fait de marquer le cuir à froid. Retour vers le texte ↵
  • (11) - Ceci vous montre que le livre avait beaucoup de valeur, et que la confiance était loin d'être illimitée ! Plus tard, les grandes villes eurent aussi leurs bibliothèques et là, comme dans les abbayes, l'habitude d'enchaîner les livres se poursuivit pour les manuscrits et les volumes précieux. Au XVIème siècle, la bibliothèque de l'Université de Leyde avait encore tous ses livres enchaînés. Retour vers le texte ↵
  • (12) - Il est aussi possible que des coins fussent renforcés par de simples pièces de bois. Retour vers le texte ↵