Histoire de la lithographie

Sommaire

1. Introduction

Aloys Senefelder Fig.1 : Aloys Senefelder.

La Lithographie est une technique d'impression, proche de la gravure. Son nom vient du grec : lithos (pierre) et graphein (écrire). En effet, cet art consiste à graver un texte ou un dessin sur une pierre à grains très serrés, à l'encrer et à le presser sur du papier ou tout autre support. La finesse du trait obtenu à l'impression en fait la technique la plus avancée de reproduction des siècles derniers.

Mon arrière grand père, Charles Oberthür (1845-1924), imprimeur, évoque la naissance de cette technologie grâce aux souvenirs rapportés par son grand père, François Jacques Oberthür (1793-1863) et par son père François Charles Oberthür (1818-1893), qui avaient connu Aloys Senefelder (1771-1834), inventeur génial de la lithographie.

Charles, imprimeur et entomologiste, écrit dans le volume VIII de son étude de "Lépidoptèrologie comparée" éditée à Rennes par l'Imprimerie Oberthür, le texte suivant.

2. Le témoignage de Charles Oberthür en août 1913

Les pages dont je suis redevable aux notes manuscrites laissées par mon grand-père et par mon père, et que j'ai introduites, comme je viens de l'exposer, dans l'Historique qui va suivre, sont tout à fait inédites.

Aloys Senefelder (ou Aloyse Sennfelder) naquit à Prague (Bohôme) en 1771. Son père, qui était artiste dramatique au théâtre de Munich, lui fit faire ses études au Collège de cette ville. Ses succès furent rapides. On le destinait au barreau ; mais ses rapports journaliers avec le théâtre le déterminèrent à embrasser une carrière où il recueillit plus de déceptions que d'avantages.

En 1791, Aloys perdit son père et resta le seul soutien de sa mère et de neuf enfants dont il était l'aîné ; il se fit alors comédien.

On dit qu'il fut chanteur des chœurs du théâtre de Munich ; puis perdu et ignoré au milieu d'une petite troupe d'acteurs nomades, Aloys Senefelder se dégoûta de la scène et s'adonna à la poésie ; mais ne pouvant trouver d'imprimeur pour ses vers, il chercha, pour les publier, un mode d'impression nouveau, plus en rapport avec ses chétives ressources.

Son premier système, qui ne donna pas de bons résultats, consista à frapper dans une pâte molle, avec des caractères d'imprimerie, de façon à former le relief en creux des mots. Il coulait dans ces sortes de matrices de la cire à cacheter. Aloys Senefelder ne se doutait guère qu'il inventait ainsi le principe de la stéréotypie typographique.

Il songea à la gravure sur cuivre à l'aide de l'eau forte et s'exerça à écrire à rebours, sur une planche couverte de vernis ; mais il lui était difficile de donner aux caractères la régularité nécessaire à une page d'impression ; d'ailleurs il a toujours paru assez malhabile dans l'art calligraphique. Malheureusement, après chaque essai, il fallait pour pouvoir en commencer un autre, effacer le premier travail, ce qui avait l'inconvénient d'user assez promptement les cuivres. Senefelder se servit d'une pierre pour effacer ces essais ; mais la première pierre employée était mauvaise et c'est sur les bords de l'Isar, où il avait remarqué des pierres calcaires supposées plus idoines, qu'il alla chercher de quoi effacer son cuivre. L'Isar est une rivière qui naît dans les Alpes du Tyrol, au Nord-Est d'Inspruck, entre en Bavière, passe à Munich, Landshut, Landau et se jette dans le Danube, près de Deggendorf.

En possession de ces pierres, Aloys conçut l'idée d'écrire à rebours sur ces pierres elles-mômes, afin de ménager son cuivre et d'acquérir ainsi de l'expérience. Il se mit alors à polir les pierres, ce qui fut relativement aisé ; puis il grava sur les pierres, au moyen de l'eau forte, comme sur les cuivres, et se rendit compte que les pierres pouvaient résister à une pression.

Aloys fit bien des tentatives plus ou moins infructueuses, sans se décourager jamais ; enfin, au moment où il venait de dégrossir sa planche de pierre pour y passer ensuite le mastic et continuer ses essais d'écriture au rebours, sa mère le pria. d'écrire rapidement ce qu'on appelle, dans les ménages, le mémoire de blanchisseuse.

En vain on cherche un morceau de papier blanc. La provision avait été épuisée par les épreuves ; de plus, l'encre ordinaire se trouvait desséchée. Senefelder prit alors le parti d'écrire le mémoire de blanchisseuse sur la pierre fraîchement dégrossie, en se servant pour cela d'une encre qu'il avait composée avec une mélange de cire, de savon et de noir de fumée ; il avait bien l'intention de recopier le mémoire, lorsqu'on se serait pourvu du papier nécessaire. Entre temps, Senefelder voulut voir ce que deviendraient les lettres écrites avec l'encre composée de cire, savon et noir de fumée, au cas où il enduirait la planche d'eau forte, afin d'essayer ensuite s'il serait possible de les noircir de nouveau, comme on noircit les caractères d'imprimerie, en vue d'obtenir une épreuve. A ce moment, Senefelder était préoccupé de donner un relief à toutes les parties de la pierre recouvertes par son encre, comparativement aux autres parties soumises à l'action du mordant.

Au bout de quelques minutes, Senefelder remarqua que, par l'effet de l'eau forte, les lettres avaient acquis un relief assez appréciable. Il s'agissait alors d'encrer la pierre, ce qui fut fait avec un vernis d'huile de lin très épais et de noir de fumée ; la pierre fut lavée à l'eau de savon, encrée de nouveau avec un tampon qui se trouva approprié, et l'épreuve réussit assez bien ; on était alors en 1796 et le principe de la Lithographie était à peu près découvert ! Aussi, quand on demandait plus tard à Senefelder comment il avait réalisé sa merveilleuse découverte, il répondait simplement : "En écrivant le mémoire de ma blanchisseuse".

Mais la détresse de Senefelder était extrême. Il ne possédait presque plus rien, ni argent, ni mobilier. Cependant il fit part de son invention à M. Gleissner, Musicien de la Cour, qui, espérant trouver un procédé économique pour imprimer la musique, consentit à aider Senefelder de sa bourse et fonda avec lui une association pour l'impression chimique (chemischer Druck).

La première impression fut celle de douze chansons, œuvre de Gleissner, tirées à 120 exemplaires. La recette fut de 100 florins ; l'Electeur de Bavière y ajouta un don de 100 autres florins. Ce fut alors le bonheur ; mais de courte durée. Senefelder ne suffisant pas aux commandes se fit aider par deux ouvriers qui produisirent un mauvais travail et gâtèrent le papier. L'outillage était d'ailleurs très défectueux. Il fallait inventer quelque chose de meilleur.

Senefelder eut alors à se défendre contre un Professeur à l'Académie militaire, nommé Schmit, qui prétendit avoir, le premier, inventé la gravure sur pierre. Senefelder sortit victorieux de cette contestation.

Senefelder avait des commandes ; malheureusement il était resté trop peu habile dans l'art d'écrire et de dessiner pour pouvoir convenablement profiter des bonnes dispositions de ses clients et protecteurs. Senefelder jugea donc à propos de s'adjoindre de jeunes artistes dont les prétentions ne tardèrent pas à devenir excessives, et au point que la séparation intervint ; le pauvre inventeur avait rencontré des ingrats qui allèrent exploiter à leur profit l'art nouveau de la Lithographie ; sans doute ce furent ces coopérateurs indélicats qui contribuèrent à faire connaître et à répandre le nouvel art au dehors. Non découragé, Senefelder inventa l'autographie, c'est-à-dire l'art d'écrire non pas au rebours, mais à l'endroit, sur un papier au moyen d'une encre grasse, et de décalquer sur une pierre l'écriture ou le dessin tracé sur le papier.

C'était alors en 1799 ; un éditeur de musique d'Offenbach, nommé André, offrit à Senefelder de monter un atelier de lithographie à Offenbach, ce qui se réalisa en effet, quelques mois plus tard, et ce fut d'Offenbach que se fit la première diffusion de l'art nouveau de la Lithographie, dans les autres contrées de l'Europe.

Cependant l'affaire ne réussit point ; bientôt il ne fut plus question à Paris de l'impression chimique et André retourna à Offenbach retrouver son frère, promoteur de l'entreprise à qui elle avait coûté, en pure perte, beaucoup de peine et beaucoup d'argent.

A Paris, MM. Duplat, graveur sur bois, et le Comte de Lasteyrie achetèrent le matériel laissé par André, notamment les pierres ; mais c'était beaucoup plus tard que le nouvel art devait fleurir dans la capitale de la France. M. Duplat fit une nouvelle application des principes lithographiques ; il parvint à creuser la pierre, comme une planche que l'on prépare à l'eau forte, et fit ensuite de cette pierre une matrice sur laquelle il coula et frappa une masse de métal fondu qui retint l'empreinte en creux ; mais il était trop difficile d'obtenir ainsi de bonnes épreuves.

On rapporte que Senefelder essaya alors d'appliquer son impression chimique dans une fabrique de toiles peintes de Pottendorf ; il ne réussit encore à rien.

Cependant Senefelder ne voyait pas sans regret son invention réaliser, grâce à plusieurs habiles praticiens, des progrès auxquels il restait lui-môme étranger. C'est ainsi que le Professeur de dessin Mitterer conçut l'idée de la presse à moulinet (Galgen-Presse) et réussit remarquablement l'exécution des dessins au crayon.

Finalement, des autorisations ayant été accordées à plusieurs personnes par le Gouvernement bavarois, d'ouvrir des ateliers lithographiques à Munich, on compta bientôt 7 établissements en activité dans cette capitale.

En 1805, 1806 et dans les années suivantes, les armées françaises, qui comptaient dans leurs rangs des savants et des artistes, stationnaient en Bavière, dont le Roi était l'allié de l'Empereur Napoléon. De plus, il y avait d'incessants passages de courriers et de troupes, traversant la Bavière, pour aller d'Autriche à Paris. C'est ainsi que celui qui fut plus tard le général Lejeune, grand peintre de batailles et aide-de-camp du maréchal Berthier, ainsi que le colonel Lomet, se trouvant en Bavière, furent vivement impressionnés par le nouvel art lithographique. Lejeune lithographia à Munich, en 1806, un cosaque à cheval, dont je donne ici une reproduction d'après Scamoni, et, en 1808, le colonel Lomet, très épris de l'invention de Senefelder, rapporta à Paris, avec des notions précises sur l'art lithographique, des pierres, des crayons, des encres, enfin des épreuves des travaux exécutés par lui-môme et par des artistes allemands.

Dans l'ouvrage publié à Saint-Pétersbourg, en 1896, par Georg Scamoni, sous le titre de : Alois Senefelder und sein Werk ; zur hundertjaehrigen Feier der Erfindung der Lithographie, et dont je fais mention ci-dessus, se trouvent rapportées (Chap. III ; P. 41 ; note), les circonstances de l'exécution sur pierre du dessin : Le Cosaque à cheval.

Le cosaque à chevalFig.2 : Le cosaque à cheval (Imprimerie Oberthür, 1913).

Je crois pouvoir donner dans les termes suivants, la traduction française de ce texte allemand :

«Deux années auparavant, lorsque Senefelder était encore occupé à l'organisation du nouvel établissement artistique, le Général français Lejeune, aide-de-camp du Maréchal Berthier, parut tout à fait à l'improviste, chez les frères de Senefelder, afin de visiter leur atelier.»

Le Général Lejeune écrit dans ses Mémoires, au sujet de cette visite, ce qui suit :

«C'était après la bataille d'Austerlitz (1806), lorsque je passais à Munich avec la nouvelle de notre grande victoire et que je rendais visite au Roi Maximilien-Joseph. Celui-ci me montrait sa galerie de tableaux, et comme il remarquait mon goût pour les travaux artistiques, il me dit " Je ne veux pas vous laisser partir sans vous offrir l'occasion d'apprendre à connaître une nouvelle invention véritablement merveilleuse pour les dessinateurs " ; d'après quoi il chargea son aide-de-camp, M. de Poggi, de me conduire chez les frères Senefelder. Ceux-ci me montrèrent leurs ateliers et me firent connaître les débuts de la nouvelle invention ; elle me parut si extraordinaire que je ne pouvais pas m'empêcher de témoigner mon incrédulité. Lorsqu'ils apprirent alors de M. de Poggi que moi-môme je m'entendais dans l'art du dessin, ils me pressèrent de prendre quelques crayons et de tracer une esquisse sur une des pierres placées devant moi. Quoique tout fût préparé en vue de mon départ immédiat pour Paris, je me rendis volontiers à leur prière, je fis dételer mes chevaux et je procédai à l'exécution d'un dessin ; une fois que j'eus terminé, j'allai dîner. Une heure après, un ouvrier vint chez moi en toute hâte, m'apportant, à mon très grand étonnement, une centaine d'épreuves du dessin que j'avais fait sur pierre. C'était mon Kosaque à cheval. Arrivé à Paris, je présentai cet ouvrage à l'Empereur Napoléon, et je fis valoir devant ses yeux, de la façon la plus chaleureuse, les grands avantages que l'introduction en France d'un art si admirable pouvait entraîner.»

«Napoléon, dont l'intérêt était éveillé à ce sujet, me recommanda de la façon la plus pressante d'étudier à fond la nouvelle découverte, d'y appliquer tous mes efforts et de la rendre accessible à la France que couronnait la victoire. je parlai alors de ce projet à Carl Vernet et à David qui partagèrent complètement mon enthousiasme.»

Dans une notice écrite en 1859, à la prière de mon père, par feu mon grand-père François-jacques Oberthür, je lis qu'en 1809, mon grand-père fut appelé comme dessinateur auprès de Mme la Préfète Lezay-Marnesia qui arrivait de Munich où elle s'était fait instruire au sujet de la nouvelle invention d'imprimer sur pierre. Elle venait d'établir une presse lithographique dans l'Hôtel de la Préfecture, à Strasbourg, afin de faire des essais dans ce genre de travail.

Mon grand-père, François Jacques, rapporte ceci :

«Les dessins qu'on me fit exécuter étaient sur des pierres semblables aux bornes kilométriques que M. le Préfet Lezay-Marnésia voulut faire poser sur les grandes routes à l'entour de la ville de Strasbourg et qui se trouvent encore aujourd'hui, sur les lieux, comme indicateurs de route et rayons kilométriques. Les dessins furent tracés à la plume ordinaire d'oie au moyen d'un tire-lignes et d'un grattoir pour donner de la netteté aux lignes et avec une encre grasse très imparfaite qui laissait beaucoup à désirer pour la facilité du travail. La pierre, sur laquelle ces dessins furent appliqués, était extrêmement mince et poreuse, et c'était la preuve qu'elle provenait des premières couches alors exploitées dans la carrière.»

PortraitFig.3 : Le portrait de Schiller a été exécuté par François Jacques Oberthür en 1812.

«Il y avait à Strasbourg un imprimeur en taille-douce, nommé Weis, qui fut chargé du tirage des susdits dessins. Il s'était déjà occupé de la lithographie, quelque temps avant ; mais il ne connaissait d'autre encre d'impression que celle de la taille douce, ce qui fit que les dessins disparaissaient peu à peu de la pierre. Il en était de môme des dessins au crayon qu'on essaya de faire également et qui ne réussirent que très médiocrement. Les résultats obtenus alors n'étant que peu satisfaisants, Mme de Iezay-Marnésia abandonna bientôt ses essais en lithographie.»

Cependant mon grand-père ne se décourageait pas ; il continuait pour son compte, ou pour des éditeurs de Strasbourg, à faire des travaux sur pierre ; le portrait de Schiller portant la date de 1812 reproduit photographiquement plus haut avec un curieux mélange de latin, français et allemand dans la légende de l'image, est la preuve des progrès réalisés en trois années par mon grand-père dans l'emploi du crayon lithographique.»

Mon grand-père, François Jacques, continue d'ailleurs son récit dans les termes suivants :

«Ce fut en 1814, pendant la Restauration, lorsqu'après les guerres, les affaires commençaient à reprendre, qu'une maison à Lahr, en Brisgau, forma un établissement lithographique. J'y fus engagé en qualité de dessinateur ; il existait alors à Carlsruhe une lithographie sous la raison : Wagner & Cie, qui aida à former celle de Lahr. On parvint à obtenir pour le Commerce des ouvrages assez satisfaisants, de sorte que je pouvais à peine suffire pour les commandes ; mais je dus bientôt quitter mon emploi quand, après le retour de l'île d'Elbe, en 1815, Napoléon reprit les rênes du Gouvernement et que de nouveau la guerre éclata entre la France et l'Europe coalisée.»

«De retour à Strasbourg, ne cessant pas de m'occuper de lithographie, elle se présenta bientôt dans de meilleures conditions. Après les Cent-Jours, lorsque la paix se consolida sous Louis XVIII, je trouvai un associé dans la personne de Boehm, commissaire de police, qui s'avisa de fonder pour son fils un établissement lithographique.»

«Il fit à cet effet un voyage à Munich. Nos connaissances réunies dans cette partie nous firent réaliser de rapides progrès, de sorte que cet établissement, sans doute premier dans ce genre, en France, éveilla l'attention du public qui nous fit d'amples commandes. Nous nous lancions également dans la gravure, partie où je réussis plus que dans d'autres, ayant eu l'habitude de graver sur cuivre.»

«Déjà, au nouvel an de l'année suivante, sortirent de notre établissement plus de 10,000 cartes de visite qui furent accueillies avec un vif intérêt pour la nouvelle invention. Bientôt les personnes les plus distinguées de la ville de Strasbourg secondèrent nos efforts de leur influence et de leurs connaissances.»

«Le Préfet de ce temps-là, nommé Boudhillier, accorda à notre établissement le titre de Lithographie du Bas-Rhin. Un appel pour une librairie de Fribourg-en-Brisgau où je fus placé à la tête d'un institut de gravure en taille-douce, me fit quitter Strasbourg et abandonner la lithographie à M. Boehm pour son propre compte.»

«L'année suivante se forma à Mulhouse la Maison Engelmann et Cie à laquelle s'associèrent des artistes et des savants qui ne tardèrent pas à porter sa réputation à un haut degré, ce qui donna l'élan général à tant d'autres établissements qui survinrent en France.»

«La lithographie de M. Boehm resta seule pendant le ministère de Villèle ; le Gouvernement craignant alors pour la propagation de ce genre de presses dont il ne connaissait pas bien la portée. Ce ne fut que sous le ministère de Martignac qu'on délivra quelques nouveaux brevets du nombre desquels j'obtins aussi le mien, en 1827.»

«L'année suivante, 1828, je reçus la visite d'Aloys Senefelder qui revenait de Paris où il avait abandonné son établissement lithographique pour se fixer à Strasbourg. Il me fit des offres d'une association qui se contracta entre nous. Par suite de cette association, Senefelder projeta de s'en retourner à Munich afin d'y régler ses affaires avec sa femme. Il se proposait de revenir ensuite à Strasbourg et de mettre en vigueur ses engagements pris avec moi ; mais il ne donna plus jamais de ses nouvelles.»

J'ai reproduit ci-dessus les parties essentielles de la notice écrite par mon grand-père, François Jacques ; mais avant de reprendre par ordre chronologique la suite de l'histoire de la Lithographie, jusqu'à la mort d'Aloys Senefelder, je transcris encore comme suit, des notes manuscrites laissées par mon père, (François-Charles Oberthür) qui, comme je l'ai déjà dit plus haut, naquit à Strasbourg, le 1er décembre 1818 ; mon père avait connu Senefelder en 1828.

StrasbourgFig.4 : Vue de Strasbourg exécutée par François Jacques Oberthür.

«En 1828, mon père se trouvait dans sa 10e année. On pourrait prétendre qu'il était encore bien jeune pour avoir pu acquérir une connaissance aussi exacte du caractère de Senefelder et conserver un souvenir aussi précis d'événements dont l'observation nécessite quelque maturité. Evidemment, son opinion a dû être fortement corroborée dans la suite, par les récits et les appréciations de mon grand-père qui s'occupa beaucoup de l'éducation et de l'instruction de son fils aîné et qui le tenait fréquemment en sa compagnie ; mais Je crois pouvoir dire que mon père était, quoique bien jeune, en état de faire des observations très judicieuses, car il avait eu un développement intellectuel très précoce. La preuve, c'est qu'en 1834, étant alors âgé de 16 ans, il se trouvait déjà pourvu d'une instruction générale et artistique assez développée et assez solide, pour que Ratisbonne, banquier israélite de Strasbourg, fondateur d'une école industrielle destinée à détourner la jeunesse juive du bas négoce, ait appelé mon père à professer dans cette école le dessin linéaire. Mon père y exerça ces fonctions pendant 3 ans, jusqu'à son départ pour Paris, qui eut lieu en 1837. M. Friedrich, statuaire de grand talent, qui avait enseigné à mon père le dessin géométrique et la perspective, avait la haute direction de cette école dont les Professeurs pour la jeunesse Israélite, avaient été choisis en dehors de la race juive. Je me souviens qu'en 1863, à Kehl, un des anciens élèves de mon père, l'ayant reconnu, je fus témoin de la satisfaction tout à fait touchante que cet ancien élève nommé Müller, manifesta en revoyant celui qui lui avait donné des leçons, dans l'école de M. Ratisbonne, un quart de siècle auparavant.»

«Ce fut en 1838 que mon père vint à Rennes, simple artiste lithographe chez M. Landais, graveur sur métaux et propriétaire d'un petit établissement lithographique de récente formation ; mon père ne fut pas seulement d'abord l'ou­vrier, puis l'associé et enfin le successeur de M. Landais, mais il fut toujours son ami. Jamais aucune contestation ne les divisa et la mort seule vint dissoudre leur amitié fidèle.»

Voici comment mon père, François Charles, expose les débuts très pénibles et pleins de tâtonnements de l'art nouveau, dont il se souvenait parfaitement :

«Il n'existait pas alors, dit-il, de fabricants d'encre et d'outils spéciaux comme aujourd'hui ; aussi mon père cuisait-il lui-même ses vernis, ses crayons, son encre grasse. Les premières presses laissaient aussi beaucoup à désirer.»

«En 1828, Aloys Senefelder revenant de Paris, où il avait vendu à son associé Knecht la part qui lui appartenait dans l'entreprise commune, s'arrêta à Strasbourg et proposa à mon père de s'associer avec lui pour faire ensemble de l'imagerie populaire dont mon père devait créer les planches.»

«Senefelder loua môme un appartement à côté du nôtre, dans une grande maison appelée le vieux Patentenhof, rue des Dentelles, et là, il s'occupa pendant un mois environ à faire des essais comparatifs de tous les acides, gommes, huiles et ingrédients divers qu'il me chargeait d'aller lui chercher chez le droguiste où je me souviens de l'avoir conduit moi-môme.»

«Il essayait de faire des pierres lithographiques factices, enduisant des plaques de cuivre et de tôle d'une pâte blanchâtre et minérale qu'il faisait durcir au feu ; il voulait aussi arriver à reproduire des tableaux au moyen de couleurs compactes disposées sur des planches en bois ou en métal, lesquelles couleurs auraient été durcies au point de se prêter à une pression sans en être écrasées, tout en restant grasses et pouvant déteindre sur le papier et produire des milliers d'images, sans qu'on ait eu besoin d'encrer la forme de nouveau ; ce dernier procédé n'a pas réussi ; mais les pierres factices avaient donné un commencement de réussite ; mon père en avait conservé plusieurs qu'il avait couvertes de dessins au crayon ; mais il trouvait le grain trop grossier.»

«Rappelé en Bavière pour affaires de famille, Senefelder promit à mon père de revenir avant peu ; mais il ne donna plus de ses nouvelles.»

«Senefelder était un homme très intelligent, parlant sans prendre haleine et passant sans cesse d'une idée à une autre. Il était très exalté par les splendides résultats qu'il entrevoyait pour ses inventions futures plutôt que pour l'invention déjà réalisée ; malheureusement, il manquait d'ordre et le sort ne l'a pas favorisé.»

Mon grand-père et mon père ont donc tous les deux connu l'homme extraordinaire, toujours inquiet de nouvelles découvertes, d'ailleurs constamment dans la gêne, mais extraordinairement actif, laborieux et ne pouvant goûter aucun repos.

3. Conclusion

Au milieu du XIXe siècle, à l'époque de François Charles fraîchement arrivé à Rennes, tous les modes d'impression étaient étroitement surveillés par les autorités civiles par crainte de la diffusion de libelles d'opposition politique ou de falsification d'imprimés officiels. C'est ainsi que la typographie et la lithographie donnaient lieu à des autorisations séparées, après enquête sur la "moralité" des artisans ou industriels demandeurs.

L'évolution des technologies (offset, photocomposition, composition numérique, etc) mit en désuétude l'utilisation de la lithographie dans le monde industriel. Pourtant, malgré les inconvénients dus au poids des pierres, quelques artisans et artistes l'utilisent pour la finesse du trait obtenu. J'ai vu quelques pierres lithographiques, rescapées du passé, qui, empilées les une sur les autres, servent de tables de jardin ...

Vincent Oberthür - Janvier 2011

 


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Sources d'information de cet article

  • Lépidoptèrologie comparée - Charles Oberthür - Edition et imprimerie Charles Oberthür - 1913
  • La lithographie de Strasbourg a été exécutée par François Jacques Oberthür, elle est tirée du volume VIII de lépidoptèrologie comparée de Charles Oberthür - Imprimerie Oberthür - 1913
  • Le cosaque à cheval est une reproduction de la lithographie exécutée par Lejeune en 1806 à Munich, reproduite dans l'ouvrage de Georg Scamoni publié en 1896 sous le titre de : "Alois Senefelder und sein Werk; zur hundertjaehrigen Feier der Erfindung der Lithographie" et à nouveau reproduite dans le volume VIII de lépidoptèrologie comparée de Charles Oberthür - Imprimerie Oberthür - 1913
  • Le portrait de Schiller a été exécuté par François Jacques Oberthür en 1812 - Imprimerie Oberthür - 1913
  • Le portrait de Senefelder provient de l'ouvrage de Scamoni - Photographies Wikipédia libre de droit - 1893